dimanche 5 juillet 2015

Une journée dans la vie d'une vieille Québécoise en CHSLD


Il est 6h30. Je le sais parce que la garde vient de me le dire en ouvrant le store. Je n'ai aucune idée où je suis. La photo de ma fille, - c'est-tu bien ma fille? Je vois tellement mal sans mes lunettes - et mes vêtements qui trainent sur la chaise me donnent l'impression d'être à la même place qu'hier. Je connais cet endroit. Le monde dit que je suis chez-nous ici, mais ce n'est pas chez-nous, c'est là où on m'a laissée, là où on m'a placée.

6h32. On secoue mes couvertures, puis on regarde dans ma couche. « Un numéro 2 ». Ça a l'air que j'ai encore chié dans mes culottes pendant la nuit. Personne n'appelle ça comme ça ici, mais moi, je le sais que c'est ça. À 87 ans, on ne fait plus « caca » dans ses culottes, on chie dans sa couche. 

Je suis passé du stade « bien endormie » aux grosses lumières dans le visage, les fesses à l'air devant deux gars que je ne connais pas. Ils font comme si je n'existais pas. Ils parlent entre eux du hockey en me lavant l'entrejambes. J'ai honte. Personne, sauf mon mari, n'a vu cette partie de mon corps. Maintenant, chaque jour, on me met la « région » au grand jour. Je ne suis pas à une honte près. À chaque fois, je me réfugie dans ma tête. Je pense à mes noces, à la naissance de ma petite dernière, au temps où j'étais à la petite école, aux souvenirs qui me restent. Ça me fait du bien.

On me lave le dessous des bras, puis les yeux. C'est ça ma toilette du jour. Puis une fois par semaine, c'est mon bain. Mais pas un bain comme tu penses, là. Un bain en 10 minutes de l'entrée à la sortie avec deux personnes que je ne connais pas. Deux personnes avec des bottes de pluie qui se parlent entre elles en me passant un savon qui pue sur le corps. Toute nue, en dessous des gros néons, devant des inconnus. C'est mon pire moment de la semaine. On est bien loin du spa. Par chance, aujourd'hui, c'est juste à la débarbouillette. L'inconfort dure moins longtemps.

- « Z'êtes propre M'dame Labrie. J'vais vous habiller asteure. Coudonc, vous dites jamais rien? »
- « Zé pas mes dents. »
- « Shit. Les v'la. »

Il ne les a pas rincées. Hier non plus. Ils les font juste tremper. Je hais ça. Quand je pouvais je me les brosser trois fois par jour... Là, mes mains savent plus comment faire. Mes dents m'éc½urent. Mais je n'y pense plus. J'y pense juste quand on me les installe. 

- « Merci. »
- « On va vous habiller asteure. »

Il n'y a rien de pire qu'un homme qui te met une brassière. Je hais ca. Mes seins ne sont jamais bien placés. Mais lui au moins, il est gentil. Il y en a qui sont rough. Lui, quand il est tout seul, il ne me parle pas trop. Ça me permet de penser pour oublier ce bout-là. 

- « Voilà, z'etes ben belle. On va venir vous porter votre déjeuner. »
- « OK »

Ma fille leur a bien dit que je ne mangeais pas dans ma chambre le matin, mais avec tout le monde dans la grande salle à manger... Ils ne l'écoutent pas, sauf les deux jours où elle risque de venir, là ils le font. Alors je reste de 6h45 à 8h toute seule dans ma chambre. Je pourrais marcher, mais ma marchette est loin. Je n'ose pas sonner de peur de les déranger dans leur routine. Malheur à celui qui demande quelque chose qui n'est pas dans leur plan de travail. Je fixe le vide. Je me réfugie encore dans mes pensées. Par chance, j'ai beaucoup de souvenirs qui viennent et partent. Ceux de ma jeunesse reviennent souvent. Le bon temps. 

Le déjeuner arrive. Ils m'installent le cabaret devant moi. Je n'ai pas vraiment faim. Il fait soleil dehors. Je pense qu'on est au printemps. Je ne sais plus. Une toast molle avec de la confiture, un café puis une demie banane devant moi. J'ai de la misère avec mon café. Des fois, j'en échappe puis je me brule avec, alors ils me donnent un café tiède. Je hais ça. J'aime mieux me bruler que de boire un café tiède. Mais je ne décide plus rien. Je ne sais même pas qui décide ce que je bois. Je ne pensais jamais ne pas décider comment boire mon café. Je suis rendu là.
Déjeuner toute seule, c'est plate. Même pas de TV ni de radio. Je vois le parking à travers la fenêtre. Il n'y a pas de neige, pas de feuilles. On doit être au printemps. En octobre peut-être. J'ai perdu le fil des saisons. J'ai envie de pisser. La cloche est loin. Je veux aller aux toilettes. Je hais cette couche. Je ne veux pas me pisser dessus. Je vais me retenir. 

Une préposée entre.
- « J'ai envie. »
- « Je reviens dans 5 minutes. »

Je vais réussir. Je me concentre. Comment savoir combien de temps ça fait. Impossible de reprendre la notion des minutes. Le café ne peut pas m'aider, il est toujours froid de toute façon. 

- « J'AI ENVIE »
- « Oui, oui, Madame Labrie, j'appelle un préposé », me dit la garde
Trop tard. Je me suis pissée dessus, encore.
- « Bonjour. »
- « Trop tard, je m'excuse... Astie. Bon. J'ai pas le temps de vous changer tout de suite, continuez à manger, je reviens taleur. »
Je ne peux pas manger au sec, imaginez pleine de pisse.
On m'amène au salon... sans me changer.
On m'assoit devant la TV. 
- « Pouvez-vous me changer? »
- « Après le film. »

Il doit être 10h. C'est le film d'avant-midi. Ils mettent un film l'avant-midi. Un film mais pas le son, parce que ça énerve les infirmières. Juste des images. Alors je regarde les images. On est quel jour? Je ne reconnais pas la garde-malade. On doit être samedi. Le samedi, il y a souvent des nouveaux. J'ai soif. Je n'ai rien bu depuis le matin. 

- « Excusez-moi, est-ce que je peux avoir de l'eau? »
On ne m'entend pas. Faire semblant de ne pas entendre un vieux qui demande quelque chose doit être un prérequis pour travailler ici. Je décide de me lever. Devant la machine à eau, je ne sais pas quoi faire. Il n'y a même pas de verre. J'ai vraiment soif.

- « Assoyez-vous Madame Labrie, vous allez tomber. »
- « J'ai soif. »
Enfin, un peu d'eau. J'adore l'eau glacée de cette machine. On m'en donne si peu souvent. J'aimerais pouvoir m'en servir seule. 
- « Retournez devant la TV, là. »

Ça doit faire 20 ans que je suis assise ici. Le temps est long. C'est le temps le plus long de ma vie. Paraît qu'on vieillit ici. Je pense qu'on attend la mort. J'y pense souvent à la mort. Elle a dû m'oublier. Trop occupée avec les guerres et les pays du tiers monde, elle me laisse pourrir ici. Je vis pour les moments où ma famille vient me voir. J'attends. Je suis devenue une attendeuse. J'attends mes enfants, mes petits-enfants, qu'on me couche, qu'on me change, qu'on me lave, puis j'attends aussi ma mort. J'existe pour attendre. 
Là, j'attends qu'on me change la couche et le diner que je ne mangerai pas.
 
J'aime sentir sa main sur mon épaule. Dès que je la sens se déposer sur moi, je sais que c'est elle. Il y a bien longtemps qu'on ne me touche plus par plaisir. On me lave, on me lève, on me torche, mais on ne m'offre plus de caresse. Il n'y a qu'elle qui me touche doucement, qui passe sa main dans mes cheveux blancs en me disant que je suis belle. Sa couleur café et son accent haitien me réconfortent. Sa paume caresse doucement mon avant-bras . Son regard est plein de soleil, son sourire éclatant.
 
ça va bien aujourd'hui?

Oui vous?
 
ça va bien. Il fait beau dehors, on met de la musique avant le diner?
 
Elle met sa musique haïtienne au salon et ça me fait rêver. Il y a des infirmières qui chialent et disent que la musique les dérange. Entendre de la musique, moi, ça me garde en vie.
 
Elle prend mes mains et ferme les yeux en chantant. Je chante un peu n'importe quoi, mais ça fait tellement de bien. La vie est douce. Je me vois danser avec mon mari. Je revois notre mariage. Les enfants qui courent quand nous dansions dans la cuisine. Nos vacances en 1954. Son rire. Sa peau. Il me manque. Mes enfants aussi. La douceur de leurs cheveux et l'odeur de leur peau. Le temps a passé si vite les 80 premières années de ma vie et il s'éternise maintenant. 

Patsy est une perle. C'est la préposée de jour. Elle arrive parfois en retard, elle nous fait parfois attendre, mais elle prend soin de nous, avec ses mains et avec son c½ur. Je sais qu'elle aime être ici.

Elle me traite comme un être humain. Elle prend le temps de nous parler. De me faire un câlin, avec ses gros seins qui m'écrasent pour me réconforter. Elle met de la joie dans la pièce quand elle fredonne des chansons. C'est de ça dont j'ai besoin. Sa bonne humeur est ma pilule pour l'âme. La seule vraiment efficace. 

Mais le centre aimerait qu'elle fasse les choses plus rapidement. J'entends souvent la chef lui dire : « Ici, ça doit rouler. » Pas le temps de donner du bonheur. Elle n'est pas payée pour ça. Mais elle résiste. 

Le diner arrive. On ferme la musique. On nous corde comme du bétail. On nous met une bavette. On dirait que je suis à la garderie. Nous sommes tous assis face à face en silence. On entend seulement l'infirmière qui insiste pour que Monsieur Lalonde mange, mais il n'a plus son dentier depuis deux mois. Il l'a perdu. Personne ne sait où. Deux mois sans dents. Deux mois sans que personne ne s'en occupe. Même s'il est chialeux, je suis triste pour lui. En plus, quand il boit son café, ça coule sur le côté de sa bouche et ça me lève le coeur. 

Un morceau de dinde, des patates pilées et un morceau de brocoli... en purée. Je n'aime pas la purée, je n'aime pas la dinde sans sauce. Je voudrais manger comme avant. Je voudrais gouter. Je voudrais des chips. Des gâteaux. Croquer dans une carotte. Manger la lasagne que je faisais pour mes enfants. Le plaisir de manger n'existe plus. Manger pour survivre à une vie qui n'en finit plus de s'éterniser. 
- « Mangez! »
Toujours des ordres : prenez vos pilules, mangez, levez-vous, buvez. On ne s'y habitue pas. Les mots pour nous diriger. Les mots pour « drabes ». Les mots qui ne veulent plus rien dire. Sauf quand Patsy chante. 

J'ai juste picossé. Juste pour qu'on me sacre la paix. 
13h30.
« C' est l'heure de la sieste. »
La sieste. Comme si j'avais trois ans. Je me suis levée et je n'ai rien fait d'autre qu'attendre et là, on m'oblige à me coucher. À quoi bon rouspéter? Quand je me couche l'après-midi, je ne dors pas. J'écoute les infirmières qui parlent. J'écoute leurs histoires. Je vis un peu à travers ce que j'entends. J'essaie de comprendre l'actualité à travers les bribes de conversations. Parce qu'ici, personne ne me parle de ce qui se passe. On me parle du soleil et de la pluie. 

Dans mon lit, les yeux ouverts, j'attends que la sieste passe. J'attends encore. Je pense au dentier perdu. À Patsy qui chante. À ma fille qui m'a surement oubliée ici. Je suis une attendeuse-penseuse.
 
15h. Je suis maintenant à me bercer face à la fenêtre et à fixer le parking. Les chars sont bien plus beaux que dans mon temps. J'aurais aimé ça, apprendre à conduire. 
- « Môman ? »
Ma fille qui passe. Elle a l'air fatiguée et pressée. Comme chaque fois qu'elle vient. Pas de bisou à son arrivée, pas de caresse. Juste l'air d'être obligée de venir faire un tour. Je sais qu'elle n'aime pas cet endroit. Elle n'aime pas venir ici, mais elle m'y a placée. Le CHSLD est assez bien pour une vieille comme moi, mais pas pour que ma famille y passe plus que 30 minutes et pas plus de 15 minutes sans se plaindre.
« M'man, ça pue donc bien icitte aujourd'hui »
Ma chambre est à côté du bac de couches et de serviettes sales. Dans ma chambre, ça sent donc souvent la merde. Pas la mienne là, celle des autres. Ils changent le bac une fois par quart de travail. Alors la moitié de la journée, j'endure cette odeur. 
« Ça sent comme d'habitude ma chérie. »
« Il n'y a pas d'activité le samedi ? »
« Le samedi, il y a le baseball poche à 4h, mais lancer une balle dans un bac, ça ne me tente pas. Il y avait le film pas de son ce matin. Puis demain, il y a la messe. »
« Tu devrais participer au baseball poche. »
« Vas-tu venir avec moi ? »
« Ben non môman, j'ai pas le temps. »

Évidemment, le temps. Il manque à tout le monde alors que nous autres, on en a trop. Qui aurait du temps à perdre pour lancer une balle dans un bac ?
- « As-tu retrouvé la belle veste que je t'avais apportée ? »
Ça fait deux fois que je lui dis que je me la suis faite voler, cette veste. Mes boucles d'oreilles à diamants aussi. Je le sais. Tout ce qui est beau ou cher disparaît. Il faudrait être habillé en guenilles et ne jamais porter de bijou pour ne rien se faire voler. Ici, on n'est pas vraiment chez-nous. Chez-nous, ce n'est pas où tout le monde peut rentrer, même quand je ne suis pas là.
« Ben non, je l'ai plus... »

Silence. Ma fille regarde son téléphone. Je ne sais pas ce qu'elle et ma petite fille font tout le temps là-dessus. Ça doit être intéressant. J'en profite pour la regarder. J'aimerais la prendre dans mes bras. La retenir et lui embrasser le cou comme quand elle était petite. J'ose pas. Je sens mauvais. Mon bain, c'est demain. Mes ongles sont sales. Et je ne pense pas qu'elle en ait envie. Qui aurait envie de se coller sur moi ? Mon Dieu, faites que ces doux souvenirs ne me quittent jamais. 
« Je t'amènerais bien dehors, mais il fait un peu froid et il vente. T'es mieux en dedans.»
Le vent. Le froid. J'aimerais les sentir sur ma peau. Sortir de cette bulle. Sentir ce que je vois de ma fenêtre. L'odeur du dehors. L'odeur du vent. Toucher un arbre. Avoir froid. Me sentir vivante. Mais il fait soit trop froid, soit trop chaud. L'été, on a peur que je me déshydrate au soleil et l'hiver que je gèle. Au printemps, il fait encore trop froid. Mieux vaut rester ici, bien à l'abri de tout ce qui pourrait me rendre malade. Parce que si je suis malade, je risquerais de ne pas pouvoir assister au prochain baseball poche ou manquer un film sans son. Pire, je pourrais mourir rapidement. Mieux vaut rester en dedans et être en santé pour attendre sans fin ma mort qui ne viendra jamais. 
« J'comprends. »
« Bon, je dois y aller. Faut que je prépare le souper pour les enfants. Même s'ils sont grands, je dois être là. La prochaine fois, ils vont venir te voir môman. Je sais que je dis ça tout le temps, mais là, je vais les forcer. »

Les petits enfants... Des êtres si attachés à leur mamie quand ils sont jeunes et qui la délaissent dès qu'ils ont 10 ans. Ils étaient toujours sur moi. Ils se chicanaient pour savoir qui allaient être assis sur mes genoux. Je les ai gardés, lavés, consolés, endormis... Je les ai tellement cajolés. Mais tranquillement, on dirait que je les oublie. Je ne les reconnais plus quand ils viennent me voir deux fois par an. Ils deviennent de jeunes adultes. Ils oublient leur vieille mamie. 
« Bye ma chérie. Je t'aime. »
« Bye maman. On se voit la semaine prochaine. »

« Bye maman », en regardant son téléphone. Même pas une heure. Des mots qui ne veulent rien dire. Une visite pour se déculpabiliser de placer sa vieille mère dans un endroit aussi misérable. Je suis fâchée. Je suis triste. Pourquoi j'existe ? Pourquoi je suis ici ? Pourquoi terminer ma vie dans cette place de merde ? Je suis impuissante face à mon propre sort. Je n'y peux plus rien. Je peux seulement repasser en boucle de vieux souvenirs. Ma seule échappatoire. Mon corps ne veut pas mourir, mais je m'éteins par en dedans. Peut-on mourir de l'âme avant de mourir du corps ? À quoi sert cette vieillesse ? Cette attente ? La rage de la mort qui ne vient pas.

« On va manger bientôt. »
« Je m'en crisse. »
« Pardon ? »
« Je m'en calisse qu'on mange tantôt, la bouffe est dégueulasse. »
Elle s'approche.
« Touche-moi pas ! »
« Madame Labrie, SOYEZ POLIE ! »
Le coup est parti tout seul. Peut-être même deux. Dans sa face. De l'énergie que je ne me connaissais pas. La cloche qui sonne. Un code est lancé. Des préposés pour me tenir. Des cris. La douleur dans le dos. Le sol. Mon corps qui se débat. Laissez-moi tranquille !

Une piqure. La tête qui tourne. Mes yeux se ferment. Mon corps se ramollit. Tranquillement, on me lâche. Je meurs. Il n'y a pas de lumière blanche. Elle est où la lumière blanche ? Le film de ma vie ? Ça y est, je vois mon mari. Je danse avec lui. Il m'embrasse. Mes enfants chantent et s'amusent sur la pelouse. Ils sont petits. Même notre chien est là. Je suis belle, dans la trentaine. La mort, c'est bien. Je suis dans la maison que je connais. Il fait soleil. Les oiseaux chantent et le vent est bon. La mort, c'est doux. La mort, ça dure combien de temps ? Toute l'éternité ? Je revois mon mariage en détail. Ma meilleure amie Marguerite. Je la sens me tenir la main. Je sens la paume douce de sa main qui me caresse le bras.

« Madame Labrie, Madame Labrie... C'est Patsy, votre préposée préférée. Est-ce que ça va mieux ? »

Source: Bianca Longpré, Blogueuse, productrice en humour et infirmière



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