J’espère
ne pas en arriver là... MOI AUSSI...
Jean
Bottari est préposé aux bénéficiaires à l'hôpital Marie-Clarac, à
Montréal-Nord. En se mettant dans la peau d'un vieillard paralysé, l'auteur
dénonce à travers son récit les conditions de vie dans les CHSLD.
Il est 6 h du matin. Comme à
chaque jour, à cette même heure, ma préposée préférée me caresse le bras et
me réveille en douceur. J'ouvre les yeux et aperçois son beau et sincère
sourire. Je suis content de la voir, car c'est elle la plus gentille et
elle est là cinq nuits par semaine en plus.
Elle me déshabille et commence à
me laver dans mon lit à la débarbouillette. Mais je n'ai pas de bain
aujourd'hui? Mais non, vous savez bien que ce n'est qu'une fois par
semaine, me dit-elle. Oh oui je sais, mais c'est quand alors? La désolation
visible dans son regard, elle compte les jours et me dit: c'est dans 4
jours.
Bon, on enlève la couche, monsieur. Oh, mais vous êtes pas mal
souillé ce matin! Ben, tu sais comme moi que les couches sont comptées. Des
fois les préposés les prennent à d'autres patients qui en ont moins besoin
que moi, mais il semble que cette nuit tout le monde a utilisé son quota à
cause de la gastro. Elle me lave et me crème les fesses et les parties, car
j'ai des rougeurs, m'enfile une couche propre et mon beau pyjama bleu que
ma femme m'a donné.
Ma femme? Oh elle est partie pour un monde meilleur comme on dit, il
y a trois ans. Elle me manque beaucoup. Nous avons passé cinq décennies
ensemble. Suite à mon AVC, elle s'est occupée de moi durant cinq ans. Mais
là, elle est morte. C'est pour cela que je me retrouve ici, dans ce CHSLD.
Elle est décédée subitement. Son cœur a flanché. Elle était épuisée la
pauvre. Jeune, je travaillais beaucoup, même le samedi. Elle aura donc
élevé nos trois enfants pratiquement seule. Des fois, je me sens coupable
de ne pas avoir été présent plus souvent. Mais comme me disait mon épouse:
«Tu n'avais pas le choix de travailler autant. Il fallait bien les nourrir
ces enfants-là!»
Je n'en parle pas souvent, mais je me demande pourquoi mes deux
garçons et ma fille ne viennent pas me visiter de façon régulière. Que leur
ai-je donc fait? Je crois qu'ils m'en veulent pour la mort de leur maman
chérie. Si elle ne m'avait pas consacré toutes ces heures, ces mois, ces
années, peut-être serait-elle toujours parmi nous, qui sait?
Et voilà! Ma préposée est prête pour mon lever. Elle me tourne d'un
côté puis de l'autre afin d'installer la toile. Oui vous savez cette toile
qui sera attachée avec des chaînes à cet appareil, le lève-personne qui est
installé au plafond. Elle n'a pas le choix, car elle est seule dans ma
section et j'ai une jambe paralysée et l'autre ne me porte plus depuis deux
ans. Me voilà donc suspendu au-dessus de mon lit. Deux minutes plus tard,
je suis assis dans mon fauteuil roulant.
Ma préposée me quitte. Elle doit aider trois autres patients avant
de quitter à 8 h. Fidèle à ses habitudes elle me prend la main et
m'embrasse sur le front.
Bon, l'heure du déjeuner est arrivée. Un homme que je ne connais pas
entre dans ma chambre en disant: «On va à la cafétéria!» Il ne se présente
pas, n'a pas de sourire et me parle fort. Je ne suis pourtant pas sourd! Je
regarde sa carte d'identité. C'est un préposé qui nous arrive d'une agence
de placement. Pas encore un autre! Je ne comprends pas comment ce foutu
CHSLD est organisé. Jour, soir et nuit nous avons souvent des préposés
d'agence, mais rarement les mêmes. J'ai déjà posé cette question à la
directrice que je n'ai vu que deux ou trois fois depuis que je suis ici.
Elle m'a répondu que le centre a beaucoup de difficulté à retenir son
personnel. Je me souviens de lui avoir répondu qu'elle pourrait facilement
congédier une dizaine d'employés qui ne sont pas heureux dans ce métier,
mais qu'elle devrait en embaucher au moins une vingtaine de plus, car les
«bons» sont débordés et à bout de souffle. Comme seule réponse, elle m'a
fait un petit sourire en coin. Après tout je ne suis qu'un vieux bonhomme.
Elle sait pourtant que j'ai administré de nombreuses compagnies et géré
plusieurs centaines d'employés.
Me voilà rendu à la cafétéria où mon déjeuner m'attend. Mon café et
mon eau sont épaissis, car depuis mon AVC j'ai des problèmes à avaler.
C'est comme si vous ajoutiez de la fécule de maïs à votre café à chaque
matin. On s'habitue j'imagine, mais ce n'est pas encore le cas pour moi!
Après ce succulent (!?) repas, mon préposé qui passe plus de temps
sur son téléphone intelligent qu'auprès des patients me conduit à la salle
communautaire. En roulant devant la salle de bain, je lui demande s'il
pourrait m'aider à aller à la toilette. «Mais vous avez une couche!», me
répond-il en continuant à me pousser vers la salle. Je tente tant bien que
mal de me retenir, mais j'en suis incapable. Je fais dans ma couche. Me
voilà donc assis pour une partie de la journée dans mes selles et dans mon
urine!
Après avoir joué au bingo et écouté les deux mêmes «vieilles» qui
chantent chaque matin, on va dîner. Ensuite, mon pas très souriant ami me
conduit à ma chambre à ma demande, car j'ai besoin de faire une sieste. Je
lui explique comment fonctionne le lève-personne, car il n'en a aucune
espèce d'idée. Une fois couché dans mon lit, je sens que j'ai des selles
jusque dans mon dos.
Je tourne d'un côté puis de l'autre, mon nouvel ami me lave et me
crème. Honnêtement il a bien fait cela et je l'en remercie.
Je vous épargne le reste de la journée, car c'est toujours pareil.
Toujours la même routine, jour après jour après jour.
Au fait, savez- vous pourquoi on qualifie ces endroits comme étant
des milieux de vie? Ma vie avant d'arriver en CHSLD ne ressemblait en rien
à ces journées routinières et ennuyantes. Je me lavais jusqu'à deux fois
par jour. Ici, si je suis chanceux, et s'il n'y a pas manque de personnel,
c'est un bain par semaine. Les autres jours, c'est face, aisselles, fesses
et mes parties. Je me demande si la directrice, ou encore le ministre de la
Santé, ou tout autre élu se lave à la débarbouillette!
Combien de temps me reste-t-il à vivre? Je devrais plutôt dire à
vivre ainsi! Bof! Mais qui suis-je donc pour me plaindre? Rien qu'un p'tit
vieux. Avant d'être vieux par contre, j'ai contribué à ma façon à bâtir la
société dans laquelle vous qui lisez ce texte vivez aujourd'hui. Pas
parfaite notre société, certes. Mais pouvons-nous la rendre meilleure? Oui,
mais il faut y mettre énergies et efforts et le faire tous et toutes
ensemble.
En y réfléchissant bien, je crois que chacun d'entre nous est bien
lorsque ça ne brasse pas trop. Les vieux comme moi qui sont parqués ne
dérangent personne. Nous sommes juste un peu encombrants, mais je vous
assure que nous finirons tous par mourir un jour.
J'ai bien hâte de revoir ma gentille préposée à minuit. Je ne
m'endors pas tant que je ne lui ai pas parlé, car voyez-vous, même dans ces
endroits, il y a de bonnes personnes qui sont là pour les bonnes raisons.
On dit d'elles qu'elles ont la vocation. Si seulement nos élus savaient à
quel point ces personnes sont dévouées et compatissantes. Ils cesseraient
probablement d'embaucher des firmes qui minutent chacune de leurs
interventions. Après tout, ce n'est pas une chaîne de montage ici!
Bon, assez chialé pour aujourd'hui. Je continue ma journée en
pensant à mon épouse et au temps où, comme vous, je ne me préoccupais pas
du sort des vieux!
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